De la dianoiologie à la neurophysiologie (le problème de la naturalisation des processus cognitifs et comportementaux chez Schopenhauer)

par Clément Le Hyaric


Lorsqu’en 1818 Arthur Schopenhauer met le point final à son œuvre principale, Le monde comme volonté et comme représentation, il déclare avoir par là même tout dit. En effet, sa philosophie est tout entière centrée sur une «unique pensée», qui ne saurait être le jeu d’une quelconque évolution. C’est pourquoi, s’il décide en 1835 de sortir d’un silence de dix-sept années en publiant De la volonté dans la nature, il n’est nullement dans ses intentions de retoucher ou de modifier ses théories. Le sous-titre de cet opuscule - Exposé des confirmations que la philosophie de l’auteur depuis le moment de son apparition a reçues des sciences empiriques - définit clairement l’objectif de son auteur : les sciences ont évolué (les découvertes comme les disciplines et les méthodes) et Schopenhauer prend soin de rester en adéquation avec elles, en essayant de trouver dans les derniers résultats scientifiques une confirmation de ses théories.
On pourrait s’étonner qu’un philosophe qui se réclame de Kant, et qui hérite de son idéalisme transcendantal, soit à ce point attaché à ce que ses théories trouvent un appui dans le domaine empirique. Ce serait oublier que Schopenhauer s’efforce de ne jamais dissocier cet idéalisme transcendantal d’un réalisme empirique, de façon à ce que sa philosophie soit relayée, sur le «sol ferme de la réalité», par les sciences naturelles. L’ouvrage De la volonté dans la nature est révélateur de ce souci de naturalisation : Schopenhauer s’y applique à rendre compte de ses théories en termes de phénomènes physiques et physiologiques.
Mon intention est d’étudier cette entreprise de naturalisation, en me consacrant plus précisément à la façon dont le philosophe essaie de concilier sa dianoiologie et sa théorie du comportement avec les dernières avancées dans le domaine de la neurophysiologie. Quelle est la méthode employée par Schopenhauer ? Quel type de rapport entre le mental et le physique présuppose-t-elle ? Permet-elle de naturaliser les processus représentationnels et comportementaux sans affecter leur richesse et leur complexité ? Quelles relations entre la philosophie et les sciences empiriques tend-elle à instituer ? Les interrogations sont nombreuses et fort importantes, car c’est au fond la légitimité même de l’articulation entre le réalisme empirique et le représentationnalisme de type idéaliste qui se joue au niveau de cette question de la naturalisation : et l’on sait combien il tient à cœur à Schopenhauer d’accorder les deux positions.
Afin de ne pas aborder trop abruptement le problème, la première partie de mon étude sera destinée à poser les bases du représentationnalisme schopenhauerien - en éclairant notamment la nature et le rôle des différents mécanismes de cognition tels qu’ils sont définis dans sa dianoiologie - et à donner de ce fait une première idée des rapports entre le physique et le mental tels que les conçoit le philosophe.
Alors, à l’aide de l’ouvrage De la volonté dans la nature, qui considère les processus cognitifs sous le jour nouveau de leur aspect objectif et physique (en les traduisant notamment en termes neurophysiologiques), j’ouvrirai réellement mon étude à cette question de la naturalisation qui, bien que le philosophe ne l’ait jamais vraiment théorisée, reste une préoccupation constante chez lui.
Enfin, je consacrerai ma troisième partie à démontrer que, si l’on veut comprendre la nature des relations entre le physique et le mental chez Schopenhauer et saisir le sens profond de la méthode de naturalisation qu’il emploie, on est obligé d’amener la réflexion dans le cadre de sa théorie du comportement, et de se référer, dans cette optique, au concept central de sa philosophie : la volonté.


Note : toutes les citations sont extraites des ouvrages suivants :

- QRPRS = De la quadruple racine du principe de raison suffisante (1813)
- MCVCR = Le monde comme volonté et comme représentation (1818)
- VN = De la volonté dans la nature (1835).


1 - De la rencontre d’un idéalisme transcendantal et d’un réalisme empirique

«Le monde est ma représentation» (MCVCR, 25). En ouvrant son ouvrage majeur, Le monde comme volonté et comme représentation, par cette affirmation, Schopenhauer a le mérite d’éclairer immédiatement son lecteur : sa théorie de la connaissance, ou dianoiologie (puisqu’il s’agit pour l’essentiel d’une théorie de l’entendement), s’inscrira dans la tradition d’un idéalisme transcendantal inspiré de Kant.
La question est de savoir si le monde dans lequel je vis et que je connais est bien, en soi, tel qui s’offre à ma perception. Or, rien n’est moins sûr. La seule certitude que je possède est que je ne connais «ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre» (ibid.) : le monde que je me représente n’a peut-être rien à voir avec son essence intime. De là découle que « tout ce qui existe, existe pour la pensée » (ibid.). Tous les éléments qui composent ce que je crois être le monde ne sont en réalité qu’autant d’éléments présents ma pensée, dans mon intellection de ce monde.
Quelle est la raison de cela ? C’est que le monde perçu ne l’est que «par rapport à un esprit percevant» ; autrement dit, «l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet» (ibid.). Il s’agit donc de distinguer le monde que je me représente en tant que sujet connaissant, et qui fait l’objet de ma connaissance, du monde tel qu’il est en soi, hors de toute connaissance (et que je ne peux me représenter puisque toute représentation est connaissance). Ma faculté de connaissance m’est à la fois le seul moyen de connaître le monde, et l’intermédiaire qui m’empêche de saisir sa véritable essence : le monde n’est donc que ma représentation, conditionnée par les formes générales de la connaissance.
Schopenhauer désigne sous le nom de principe de raison suffisante le composé des quatre formes qui, par l’intermédiaire de l’entendement, s’appliquent au monde pour en permettre la connaissance, nous contraignant au final à n’en saisir que la représentation. Ces quatre formes sont : le couple sujet/objet, le temps, l’espace, et enfin la causalité.
J’ai déjà évoqué plus haut le rôle du couple sujet/objet, qui fonde véritablement la représentation. Le sujet est «ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu» (MCVCR, 27), mais il est surtout «la condition invariable de tout objet» (ibid.) : il en permet l’intellection, et en retour, comme il n’y a de sujet que par rapport à la connaissance d’un objet, alors l’objet est également la condition du sujet. En réalité, sujet et objet « se limitent réciproquement » (MCVCR, 28). Et c’est de cette limite que naît la représentation. Le philosophe dit ainsi : «être objet pour le sujet et être notre représentation, c’est la même chose» (QRPRS, 36).
Si j’insiste sur ce couple sujet/objet, c’est parce qu’il va jouer un rôle capital - on le verra - dans la façon dont Schopenhauer abordera le problème de la naturalisation. Je ne m’attarderai en revanche pas autant sur les formes du temps et de l’espace, dont l’acception schopenhauerienne s’inscrit dans la tradition kantienne : le premier, forme du sens interne, autorise la succession ; le second, forme du sens externe, permet la juxtaposition (cf. QRPRS, § 18). Ce qu’il s’agit de noter, c’est que le philosophe précise que les formes du temps et de l’espace sont inaptes à fonder à elles seules la matérialité de l’objet perçu, et donc l’objectivité de nos représentations. Seule leur union rend possible la perception de l’objet, en permettant cette matérialité : or «ce qui crée cette union, c’est l’entendement, qui, grâce à sa fonction particulière, réunit ces formes hétérogènes de la sensibilité» (QRPRS, 40). L’entendement possède donc la quatrième et dernière forme du principe de raison suffisante, la causalité, qui permet la synthèse des formes spatiale et temporelle ; synthèse nécessaire pour procurer sa matérialité à l’objet perçu : grâce à elle, «la sensation subjective devient intuition objective» (QRPRS, 61) et nos représentations acquièrent un contenu.
Certes, ayant estimé qu’un exposé plus long aurait pu paraître didactique et ennuyeux, je n’ai fait ici que donner de façon synthétique les principaux éléments de la dianoiologie schopenhauerienne. Mais ces éléments, qui m’ont permis de présenter le représentationnalisme du philosophe, me suffisent en outre amplement pour commencer à problématiser la question de la naturalisation et, en premier lieu, celle du rapport entre les états mentaux et les phénomènes physiques.
Il convient d’abord d’insister sur un point : nous avons vu que chez Schopenhauer, la causalité est la condition de l’existence matérielle des objets. Or, la causalité est la fonction même de l’entendement (son unique fonction) : il en résulte que l’existence matérielle du monde que nous percevons trouve son origine dans l’entendement, c’est à dire dans notre faculté de connaissance. Le monde phénoménal n’est par conséquent qu’un monde d’objets idéaux (non réels, car seule la chose en soi est réelle), qui ne sauraient exister en dehors de leur appréhension par un sujet connaissant. Schopenhauer est parfaitement clair là-dessus : «le sujet de la connaissance est la clé de voûte sur laquelle repose la possibilité du monde entier» (MCVCR, 353).
De là, on pourrait penser qu’il a été amené à conclure que le matériel trouve son origine dans le spirituel, que le physique n’est qu’un produit du mental. On pourrait penser qu’après avoir affirmé qu’ «il échappe au réalisme que la prétendue existence de ces objets réels n’est absolument pas autre chose qu’un état de représentation» (QRPRS, 43), il finit par verser dans l’idéalisme pur d’un Fichte, dans une position anti-matérialiste qui consiste à poser d’abord le sujet (et sa faculté de connaissance) pour en faire dériver ensuite l’objet (la matière).
Mais cette position n’est pas celle qu’a adoptée Schopenhauer. En effet, comme on l’a vu, sa dianoiologie enseigne que sujet et objet sont indissociables ; ils apparaissent mutuellement, se limitent réciproquement, et disparaissent de concert. Par conséquent, il est totalement illégitime de poser l’un pour ensuite en tirer l’autre, que ce soit en procédant dans un sens (idéalisme absolu de Fichte, pour qui le physique n’est qu’une projection du mental) ou dans un autre (réalisme absolu de la position matérialiste, qui fait dériver les propriétés mentales de la matière).
La position de Schopenhauer est donc la suivante : de même que sujet et objet sont indissociables, les états mentaux et la matière ont une existence corrélative. Certes, le sujet connaissant est le support du monde phénoménal et de l’existence matérielle des objets, mais réciproquement, sa faculté de connaissance n’est rien d’autre qu’une fonction du cerveau, et tient donc son existence de ce substrat physique qu’est le corps : «la connaissance et la matière (sujet et objet) n’existent donc que l’une par rapport à l’autre» (VN, 77). Cette existence corrélative du physique et du mental, c’est ce que Schopenhauer enseigne lorsqu’il déclare que sa philosophie de la connaissance rend possible «la coexistence de la réalité empirique des choses avec leur idéalité transcendantale» (QRPRS, 42). Autrement dit, si l’on veut exprimer cela par une image : le monde est dans ma tête, et pourtant ma tête est bien dans le monde.


2 - De la naturalisation des processus cognitifs

C’est pourquoi, après avoir dans ses premières oeuvres (De la quadruple racine... et Le monde...) beaucoup évoqué le rôle de support du monde phénoménal qui incombe au sujet connaissant, Schopenhauer ressent, dans les années 1835-1840, le besoin d’insister sur la seconde facette de sa théorie, à savoir que l’intellect n’est qu’une fonction du cerveau, et par suite de la matière. C’est donc ce qu’il s’applique à faire dans son traité De la volonté dans la nature et dans la seconde édition du Monde (dans les Suppléments au livre II) : les références aux sciences empiriques se multiplient, et Schopenhauer montre plus que jamais son intention de rendre compte de tous les états mentaux en termes de phénomènes physiologiques.
L’ennui, comme je l’ai souligné en introduction, est que le philosophe n’a jamais vraiment théorisé sa démarche : les passages d’ordre méthodologique sont rares, et c’est avec d’autant plus d’attention qu’il convient de considérer le suivant, tiré du chapitre XXII («Vue objective de l’intellect») des Suppléments au Monde : «Elle [la méthode objective] prend son point de départ au-dehors, choisit comme son objet, non pas la conscience propre, mais les êtres donnés dans l’expérience externe, conscients d’eux-mêmes et du monde, puis elle recherche quel est le rapport de l’intellect de ces êtres à leurs autres qualités, par quoi il a été rendu possible et nécessaire, et ce qu’il leur fournit. Le point de vue où se place cette méthode est le point de vue empirique : en partant du monde et des êtres animés qui s’y trouvent, elle les prend comme absolument donnés. Elle sera donc essentiellement zoologique, anatomique, physiologique, et ne deviendra philosophique qu’en s’unissant à la première manière de voir [c’est à dire à la méthode subjective, dont Schopenhauer a traité plus haut]» (MCVCR, 983).
Ce passage est fort intéressant car il nous renseigne sur le rapport entre la dianoiologie et les sciences empiriques : la première adopte une méthode subjective qui travaille sur les données de la conscience interne, tandis que les autres prennent appui dans l’expérience objective, externe. Toute bonne philosophie, selon Schopenhauer, doit pouvoir réunir et concilier les deux méthodes, afin qu’un point de vue vienne vérifier l’autre et nous conduise par là même à une caractérisation plus «absolue» des choses. La philosophie n’a donc pas un rôle fondationnel par rapport aux sciences : au contraire elle poursuit, elle complète leur travail (cf. MCVCR, 813). En effet, sa tâche est de mettre en rapport les découvertes de deux disciplines scientifiques données, qui posent un même problème tout en recourant à deux types différents de méthodologie. En ce qui concerne notre propos, disons que la philosophie permet la réalisation du projet d’une science de la cognition, puisque pour être complète une telle science doit appréhender son objet sous ses différents aspects, et donc s’occuper à la fois des états mentaux et des phénomènes neurophysiologiques. Ainsi, la neurophysiologie est le pendant, le complément indispensable de la dianoiologie dans le domaine empirique. Schopenhauer dira : «la physiologie véritable, à son apogée, démontre que l’élément spirituel de l’homme est un produit de son physique ; c’est à Cabanis, plus qu’à aucun autre, que revient ce mérite. Mais la métaphysique véritable nous enseigne qu’à son tour cet élément physique n’est que le produit, ou plus exactement le phénomène, d’un élément spirituel, voire que la matière elle-même est fonction de la représentation, dans laquelle seule elle existe» (VN, 77).
Grâce à ces considérations méthodologiques, ainsi qu’à la caractérisation du mental et du physique que nous avons donnée plus haut, nous pouvons fournir de premiers éléments de réponse concernant la démarche effectuée par Schopenhauer pour naturaliser les états mentaux : la naturalisation ne consiste pas en une transformation ou en une réduction d’une classe donnée d’objets à une autre, mais en un changement de point de vue, un changement de méthode. Naturaliser, c’est passer d’une approche subjective du problème à une approche objective (empirique). Ainsi, lorsque Schopenhauer déclare que l’intellect n’est «rien de plus que la fonction physiologique d’un viscère, le cerveau» (MCVCR, 984) ou encore que «la connaissance et son substrat, l’intellect, (...), sont physiques» (VN, 61), il ne fait que considérer objectivement ce qu’il avait considéré subjectivement tout au long de sa dianoiologie : «ce qui, vu du dedans, est le pouvoir de connaître, vu du dehors, est le cerveau» (MCVCR, 968).
Il est tout de même nécessaire de préciser que chez Schopenhauer, la naturalisation des états mentaux n’est pas la condition de leur pertinence scientifique ; on peut tout à fait étudier scientifiquement le mental sans avoir à le naturaliser (c’est d’ailleurs ce que fait la dianoiologie). Ainsi, si le philosophe juge indispensable de naturaliser les processus cognitifs, c’est seulement parce qu’il a la ferme conviction, comme je l’ai indiqué plus haut, qu’une science de la cognition ne saurait être exhaustive, et donc irréprochable, si elle ne prenait soin d’envisager les deux points de vue.
Il y a encore un point sur lequel il convient de ne pas se méprendre : on pourrait croire qu’en affirmant qu’un simple changement de méthode permet de rendre compte des processus cognitifs au moyen de phénomènes physiques, Schopenhauer prétend par là même que le mental et le physique ne sont qu’une seule et même chose envisagée sous deux points de vue différents. Or, ce serait une erreur de conjecturer cela. Le mental et le physique sont bien deux ordres distincts de réalité, irréductibles l’un à l’autre (on ne peut annuler leur différence), comme le sont sujet et objet. Pour preuve, la relation entre les états cognitifs et le cerveau, sur laquelle insiste souvent Schopenhauer (l’intellect est une «fonction» du cerveau - Cf. MCVCR, 913, 967, 984,...) : certes, cette relation n’est pas causale (de même que l’objet n’est pas la cause du sujet) et reste mystérieuse («Quelle est la matière qui se transforme en une masse pulpeuse si affinée, si délicate que l’excitation de quelques-unes de ses particules devient la condition et le support de l’existence d’un monde objectif ?» - MCVCR, 985), mais elle existe bien et demeure impossible à supprimer, car elle constitue le point nodal entre la pensée et la matière, entre le sujet et l’objet.
Par conséquent, l’état mental et le phénomène matériel ne sont pas qu’une seule et même chose. Ceci étant, il sont bien la manifestation d’une seule et même chose. Autrement dit, s’ils sont irréductibles l’un à l’autre et relatifs l’un par rapport à l’autre, ils ne sont, dans l’absolu, que l’expression d’une unique réalité, métaphysique : la chose en soi. Cette dernière ne peut s’objectiver dans le monde phénoménal qu’au travers d’une relation sujet/objet. Elle est l’essence commune des états mentaux et des phénomènes cérébraux : elle s’objective simultanément comme matière pour permettre la pensée, et comme pensée pour permettre la matière. Le processus peut paraître flou ou malaisé à comprendre, mais un passage très important tiré de La volonté dans la nature peut nous éclairer. Schopenhauer y traite de la genèse du corps et de la connaissance à partir de la chose en soi - cette chose en soi qu’il va, brisant l’interdit kantien, identifier et nommer : «Je pose donc en premier la volonté, comme chose en soi, absolument originelle ; ensuite son phénomène, son objectivation, le corps ; en troisième lieu la connaissance, comme simple fonction d’une partie de ce corps. Cette partie elle-même est l’objectivation du vouloir-connaître (qui devient représentation), la volonté ayant besoin de la connaissance pour parvenir à ses fins. Mais cette fonction conditionne à son tour le monde entier comme représentation, donc également le corps lui-même dans la mesure où il est objet, et même la matière en général en tant qu’elle est présente uniquement dans la représentation» (VN, 77). Le passage est suffisamment explicite, mais j’ai souhaité clarifier encore la théorie de Schopenhauer en la représentant au moyen de ce petit schéma :


 

3 - Du rôle de la volonté dans la naturalisation des processus comportementaux

L’importance, pour Schopenhauer, de cette théorie des rapports entre le corps, l’intellect et la volonté, peut se mesurer aux efforts qu’il consacrera à la naturaliser tout au long de La volonté dans la nature. A travers chacun des chapitres de cet écrit, qui se rapportent tous (de Physiologie et pathologie à astronomie physique), à une classe spécifique de phénomènes, et donc à un domaine scientifique particulier, le philosophe manifeste une même intention : montrer que les vérités qu’il a énoncées dans son grand ouvrage de 1818 se retrouvent toutes dans les conclusions des scientifiques, c’est à dire dans l’expérience empirique - et ceci naturellement et sans aucun effort d’adaptation (« ce résultat n’est pas obtenu en faisant violence aux sciences empiriques pour les tourner vers la métaphysique » - VN, 59).
Pour examiner concrètement la façon dont procède Schopenhauer, et s’il parvient réellement à vérifier ses théories par cette méthode «douce» et naturelle que constitue le simple changement de point de vue, j’ai décidé de porter mon attention sur le chapitre Physiologie et pathologie, dans lequel il tente de retrouver, dans les dernières découvertes concernant le domaine de la physiologie, ce qu’il considère comme son «dogme fondamental» (VN, 61) : le primat de la volonté sur l’intellect, aussi bien dans nos états cognitifs que comportementaux.
Selon Schopenhauer, le monde n’est matière et connaissance que de façon secondaire, accidentelle ; originellement, essentiellement, il est volonté. Mais cette primauté se manifeste aussi de façon plus concrète. Les phénomènes qui constituent le monde ne sont pas qu’une projection, qu’une image de la chose en soi : la volonté est leur «essence intime, vraie et indestructible» (MCVCR, 897) ; elle est cette «poussée aveugle» et inconsciente, cet «effort mystérieux et sourd» (MCVCR, 198), ce désir inextinguible de vivre qui anime chaque individu (c’est pourquoi Schopenhauer la nomme aussi «vouloir-vivre»). Par conséquent, avant d’être un corps matériel, l’individu est volonté ; et avant d’être sujet un voulant, il est un sujet connaissant. Sur ce dernier point, le diagnostic du philosophe est sans appel : «la connaissance ne conditionne pas la volonté, bien que la volonté conditionne la connaissance» (VN, 61).
Tout au long de sa dianoiologie, Schopenhauer avait avancé une série d’arguments destinés à prouver ce primat de la volonté sur l’intellect. Au niveau empirique, il se servira surtout des observations des botanistes et des physiciens (qu’il rassemblera dans ses chapitres Physiologie végétale et Astronomie physique de La volonté dans la nature), dans lesquelles il trouve une confirmation très simple de sa doctrine : «l’absence de connaissance ne peut faire conclure à une absence de volonté ; bien plutôt, on peut constater la présence de cette dernière dans tous les phénomènes de la nature inintelligente, végétale aussi bien que minérale» (VN, 61). En d’autres termes, la présence de la volonté à tous les niveaux de la nature (aussi bien dans l’organique que dans l’inorganique), alors que l’intellect n’est pour sa part que l’apanage d’une certaine catégorie d’individus (animaux et hommes), atteste que notre faculté de connaissance ne conditionne en aucun cas nos actes de volonté (c’est à dire tous nos désirs, toutes nos aspirations conscientes - crainte, colère,... - et inconscientes): «la connaissance est de nature secondaire et n’est que la fonction organique d’une partie de l’individu, un produit de la vie, mais ne constitue pas la quintessence de notre être, n’est point la chose en soi, métaphysique, incorporelle, éternelle, comme la volonté» (VN, 85).
Ce primat du vouloir sur la connaissance va conférer à la théorie schopenhauerienne du comportement toute son originalité, mais aussi sa dimension novatrice : pour la première fois, un philosophe osait déclarer que la conduite de l’homme n’est pas du ressort de sa faculté connaissante, mais de cette force intime et «sans conscience» (MCVCR, 897) qu’est la volonté . En effet, selon Schopenhauer, l’homme n’agit pas en connaissant puis en voulant : il veut déjà avant même de connaître ce qu’il veut. Autrement dit, la connaissance ne fait qu’éclairer les motifs susceptibles d’affecter et donc de mettre en mouvement la volonté de chaque individu. «Estimer que la connaissance détermine réellement et radicalement la volonté, c’est croire que la lanterne qui éclaire le marcheur nocturne est le primum mobile de ses pas» (MCVCR, 924) déclare Schopenhauer. La question pour nous est de savoir comment il parvient à formuler cette théorie à un point de vue physiologique.
J’ai d’abord relevé cette explication générale : «On peut définir le motif comme une excitation extérieure sous l’influence de laquelle naît tout d’abord une image dans le cerveau, et grâce à cette image, la volonté exécute l’action elle-même, une action extérieure du corps» (VN, 78). Il reste que l’on peut se demander comment une «excitation extérieure» est susceptible de mettre en mouvement la volonté, qui est d’une nature toute différente d’elle, puisque métaphysique. Schopenhauer va résoudre habilement le problème : tout refusant une solution causale à l’action des motifs sur la volonté, il va réussir à assigner à cette dernière un rôle très concret dans le processus comportemental.
En fait, Schopenhauer opte pour un parallélisme : la volonté, c’est le corps (cf. MCVCR, 141), ou plus exactement, «le corps est l’objectité de la volonté» (MCVCR, 151). Par conséquent, «tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps» (MCVCR, 141). Par là même, les motifs deviennent aptes à provoquer sa manifestation sans l’affecter directement. A un niveau physiologique, cela se traduit par une présence de la volonté dans le corps comme une tendance au mouvement (ou irritabilité) : «la volonté est immédiatement présente dans toutes les fibres musculaires du corps, sous forme d’irritabilité, comme tendance permanente à l’action. Si cette tendance doit se réaliser, se manifester comme mouvement, il faut que ce mouvement, en tant que tel, ait une certaine direction ; mais cette direction doit être déterminée par quelque chose qui la commande, elle plutôt qu’une autre : ce quelque chose est le système nerveux» (MCVCR, 959). Ce passage est révélateur d’une tendance qui sera constamment présente chez Schopenhauer : l’association de la volonté à toutes les fonctions organiques internes et inconscientes («les fonctions vitales et végétatives, accomplies sans l’intervention de la conscience, ont comme moteur intime la volonté» - VN, 84) ; elle est donc «répandue dans tout l’organisme» (MCVCR, 971), tandis que l’intellect est localisé seulement dans le système nerveux («la conscience a son siège dans le cerveau et se limite donc aux parties dont les nerfs vont au cerveau» - VN, 81).
Enfin, Schopenhauer n’oublie pas de rendre compte de la seconde phase de sa théorie de la motivation, c’est à dire le passage à l’acte proprement dit, la façon dont la volonté répond à sa sollicitation par les motifs. Un extrait tiré du Monde nous explique ce processus, tout en nous révélant l’étendue de l’érudition de Schopenhauer dans le domaine neurophysiologique : «quand l’acte volontaire proprement dit va s’effectuer, ces motifs, dont l’encéphale est l’atelier, agissent, par l’intermédiaire du cervelet, sur la moelle épinière et les nerfs moteurs qui s’y ramifient ; ces nerfs à leur tour agissent sur les muscles, mais seulement à titre d’excitations» (MCVCR, 956).

 

Conclusion

En tous cas, ce n’est pas le souci de montrer son érudition qui a poussé Schopenhauer à consacrer une si large place aux sciences empiriques dans sa philosophie : en fait, il a été d’autant plus zélé à naturaliser ses théories que les observations empiriques les confirmaient, à ses yeux, en tout point.
Ceci étant, rappelons que si naturaliser consiste pour lui à passer d’une vue subjective des phénomènes (appréhendés dans la conscience interne en tant qu’états mentaux) à une vue objective (étude de leurs propriétés physiques, matérielles), cette opération ne présente aucun intérêt ni n’a aucune efficacité si elle n’est pas associée à sa réciproque (une démarche que l’on pourrait qualifier d’ «idéalisation») : seule la coordination des deux points de vue permet de ne jamais s’enfermer dans une considération unilatérale des choses - attitude véritablement philosophique.
Seulement, on a souvent rétorqué à Schopenhauer que cette méthode ne permettait en rien une progression du savoir : ce va-et-vient continu entre les deux points de vue, qui ne s’accompagne d’aucune dimension dialectique (Schopenhauer abhorrait la dialectique), a souvent été considéré comme une antinomie équilibrée, comme un cercle épistémologique duquel il est impossible de sortir. L’objection est-elle fondée ? A la lecture des Suppléments au livre II du Monde et de La volonté dans la nature, rien n’est moins sûr. En effet, s’il faut bien admettre que Schopenhauer a tendance à interpréter les observations empiriques à sa manière et à ne retenir que les données scientifiques qui vont dans le sens de sa doctrine, il faut aussi lui reconnaître deux grands mérites.
D’une part le philosophe est resté fidèle à cette méthode «douce» qu’il préconise au début de son opuscule : jamais il ne «fait violenc» aux sciences empiriques pour les tourner vers sa métaphysique, et sa méthode conduit de la façon la plus naturelle possible à une union des deux domaines.
D’autre part, sa théorie des rapports entre le corps, l’intellect et la volonté a beau être riche, complexe, et parfois - il faut bien l’avouer - obscure, Schopenhauer affrontera pourtant sans hésiter l’épreuve de sa naturalisation. Et le fait est qu’il parvient réellement à traduire, sans les simplifier, sans affecter leur sens, tous les énoncés de sa dianoiologie dans le domaine physiologique. Ce tour de force est assez remarquable pour être salué, et n’est peut-être pas étranger à ce mérite que lui reconnaîtront ses successeurs (Nietzsche et Freud en particulier) d’avoir réhabilité le corps et remis les pieds sur terre à la philosophie, après plus d’un demi siècle d’idéalisme absolu en Allemagne.

© 1999, 2002 Clément Le Hyaric